Aux origines de la de la revue


 Interview Mai 1994

 

« L’homme et sa création sont sans âge, sans vieillissement et sans usure. »
Marcel HANOUN (cinéaste)
« Contre la censure de velours »
Le Monde Diplomatique Avril 1994

 

 

A l’occasion du 10ème anniversaire de la création de de la revue, en 1994,
nous avons publié un entretien avec trois des fondateurs de FILIGRANES.
Nous reprenons cet entretien ici.
Il informera le lecteur du projet de la revue et des circonstances
dans lesquelles le projet de publier cette revue est né.

André BELLATTORE (AB), André CAS (AC),
Odette NEUMAYER (OZN)) et Michel NEUMAYER (MN) répondent
aux questions des personnes présentes lors du séminaire de mai 1994.
Cet entretien enregistré a été retranscrit par Sabine Gaulier.(mai 1994)

 

Comment la revue « Filigranes » a-t-elle été conçue?

Odette Zummo-Neumayer – Filigranes est née de l’intuition qu’une écriture, pour éclore, a besoin de trouver des lieux d’accueil, de rencontre. C’est donc un lieu de ce type que nous avons voulu d’abord créer. Certains d’entre nous réfutaient l’idée trop facilement admise que l’écriture serait réservée à quelques privilégiés et souhaitaient traduire en actes une vision plus optimiste et plus généreuse de la création: permettre à « l’homme du commun » de trouver sa voie singulière. Pour certains encore, il s’agissait par le biais de la revue, objet médian, de travailler ce que la relation à l’autre, dans la confrontation des écritures, peut avoir de rude, de rugueux, d’impossible et pourtant de stimulant. C’est une aventure collective que de fonder une revue. Elle donne une structure, une ponctuation du temps, des cadres de lecture du monde, des grilles problématiques. Elle est une chance de faire traces, d’inscrire l’écriture dans une continuité, peut-être aussi de témoigner pour garder mémoire. Dix ans sont passés, et les objectifs initiaux me semblent toujours justes et d’actualité!

André Bellatorre – Au départ, nous étions un groupe d’enseignants qui se retrouvaient sur le terrain pédagogique dans le cadre des ateliers d’écriture du GFEN (Groupe Français d’Education Nouvelle). C’était loin d’être évident à l’époque de dire: « Pour développer une pédagogie nouvelle du français, il faut que les profs écrivent. » Que les enfants écrivent, cela pouvait éventuellement se concevoir, mais que des enseignants prennent ce risque et en même temps ce plaisir, cela était frappé d’ une espèce d’interdit.

Michel Neumayer – Et j’ajouterais que nous avions aussi envie de publier tout simplement nos textes écrits pendant ou après les ateliers d’écriture. Nous nous sommes donné les moyens de le faire. En 1984, chacun des quatre fondateurs a mis 500 francs dans le pot commun. Depuis, près de 300 abonnés ont soutenu cette utopie au quotidien. La revue, sans faire aucun bénéfice, équilibre tant bien que mal ses comptes et sort fidèlement trois numéros par an. Cette gestion financière indépendante des subventions fait de FILIGRANES un lieu de liberté de création un peu en marge des grands appels commerciaux et d’une certaine concurrence.

 

Votre activité d’écriture a-t-elle changé
du fait de devenir animateur(s) d’une revue ?

OZN – Il y a dix ans, mon écriture était une « écriture de tiroir ». Mais dans la mesure où notre groupe était à l’origine des problématiques et des thèmes, nous étions tenus d’être plus audacieux dans nos productions, de lire davantage de poésie et d’écrits de toutes sortes. Cela nous a conduits à nous attacher à des auteurs particuliers et à chercher chez eux l’écho de nos propres questions.

AB – Moi, je suis plutôt quelqu’un qui creuse un sillon…

OZN – Il y a une relation profonde entre ton premier texte publié en revue en hommage à Francis Ponge, et ce que tu fais en ce moment : une thèse sur cet auteur!

AB – A un moment donné, je ne me suis plus complètement reconnu dans le travail de Filigranes, j’étais sur le terrain d’une écriture plus « métatextuelle » que « poétique ». Disons que le sillon s’est continué autrement, par une recherche sur Francis Ponge. Avec Ponge j’ai commencé par « le comment ». J’ai écrit de petits textes à la manière de ceux du « Parti pris des choses » sur des objets laissés pour compte par le poète. J’ai donc essayé « l’appareil photo », « les myrtilles », etc. jusqu’au jour où j’ai risqué « le beurre ». J’ai alors rapidement découvert que cet objet avait été écrit par Francis Ponge. La réalité de la poésie pongienne avait rattrapé ma fiction. Depuis, je m’intéresse aussi au « pourquoi ». Pour parodier l’un de ses titres, l’objet de ma recherche serait: « Comment Francis Ponge de paroles et pourquoi? »

 

La revue est maintenant pré-adolescente,
mais pendant son enfance,
que vous a-t-elle apporté comme joies et comme peines?

MN – Des disputes d’enfants. Je me souviens de positions qui s’affirmaient. Certains disaient: « Il faut absolument alterner dans la programmation les numéros centrés sur une approche formelle de l’écriture, et des numéros dont l’entrée serait thématique ».

AB – Ça, c’était le compromis, justement !

OZN – Le premier numéro, « Fragments » rassemblait des textes épars. A l’époque, nous commencions à travailler la problématique du fragment et des dispositifs d’accueil de fragments dans le sillage de Calvino, Cortazar, Blanchot … Dans le deuxième numéro, « L’exception et la règle », nous cherchions à préciser une théorie de l’écriture. Ensuite, nous avons travaillé la question du rêve transcrit comme possible texte souche. De fait, chaque numéro pouvait être lu selon les deux points de vue, formel et thématique. L’un et l’autre unifient et ouvrent sur la diversité. Ils permettent lectures et écritures plurielles.

MN – Notre projet, dès le départ, était d’associer l’écriture et la réflexion sur l’écriture. Nous résistions à l’idée qu’écrire est une affaire d’expression ou de « vouloir dire ». Dans la filiation de l’Oulipo et surtout de Georges Pérec, nous étions sensibles aux aspects formels. Nous imposer des contraintes, était une manière de traiter la question de la maîtrise / non-maîtrise d’un auteur face à son texte. A cette époque, nous animions de nombreux stages sur la lecture et FILIGRANES nous permettait d’explorer le rapport du lecteur à l’écriture. La revue était (et est toujours) pour nous un lieu d’expérimentation et de recherche sur les multiples facettes de la chose écrite.

 

Quels ont été les temps forts
dans la vie de la revue?

OZN – Après la période d’euphorie du démarrage, il y a eu ce jour où nous avons décidé que FILIGRANES existerait, même si nous devions la faire tous les deux, Michel et moi (rires). Cela nous donna par la suite une grande tranquillité d’esprit et la capacité d’accueillir, lors des séminaires, les initiatives et les idées comme elles se présentent. C’est ainsi que le collectif de FILIGRANES s’est renouvelé par vagues successives. C’est ce qui fait l’histoire de la revue.

MN – Un autre temps fort, ce fut la sollicitation de Bruno Grégoire qui, pour son livre « Poésie(s) d’aujourd’hui » (Seghers 1989), répertoriait les revues existantes. Nous lui avons répondu et à partir du moment où la revue a été signalée par lui, des textes nous sont parvenus de personnes que nous ne connaissions pas. Des questions nouvelles se posaient: comment intégrer des textes de personnes qui n’ont jamais lu la revue, et ne savent rien de nos recherches et expérimentations? Puis, comment choisir et extraire sans dénaturer, dans les plaquettes qui nous étaient envoyées, LE texte qui conviendrait au thème du moment? Quels retours pouvions-nous attendre de ces poètes inconnus ?

 

Est-ce que les auteurs de Filigranes lui sont fidèles,
ou est-ce un lieu de passage ?

OZN – Pierre Torrès a fait des études statistiques là-dessus depuis les premiers numéros: durée du passage? Nombre d’auteurs et nombre de textes du même auteur? Auteurs masculins, féminins? La répartition géographique, en France, dans les autres pays européens? Sur 100 auteurs la répartition entre hommes et femmes est de 40 /60. 11 auteurs ont été publiés au moins 6 fois. 60 auteurs l’ont été entre 3 et 6 fois. En tout, du n°1 au n°28, nous avons publié 178 auteurs. L’abondance des textes reçus nous a mis devant la question des critères de choix. Il y a actuellement un noyau stable d’une quinzaine de personnes investies dans la vie de la revue: préparation des séminaires, choix des thèmes, lecture des textes. Les métiers représentés parmi les proches de la revue ont évolué: milieu enseignant, certes, mais aussi bibliothécaire, infirmière, gynécologue, éducateur de prison, formateur, analyste de situations de travail, maquettiste. Il reste un point noir dans notre fonctionnement: c’est le courrier auquel nous répondons souvent avec beaucoup de retard.

 

Sur quels critères
les textes sont-ils choisis ?

MN – Les choix se font en fonction de multiples critères et non d’une supposée qualité. Une certaine continuité est souhaitée: publier quelqu’un une seule fois, puis voir son nom disparaître des sommaires est frustrant. Nous avons eu de multiples discussions lors des comités de lecture à propos des critères de choix. Dans le n°25, Michèle Monte en donne le résumé sous le titre « Qualité ou projet? ». Nous avons la volonté d’accueillir des premiers textes, ainsi que des textes sollicités par des membres du collectif, ou les textes des personnes participant aux séminaires. Nous sommes également attentifs à la variété et à la pertinence de l’ensemble des textes dans un numéro donné , en rapport avec le thème ou la problématique. L’intérêt subjectif du collectif de lecture pour tel ou tel texte compte aussi.

AB – Dès la création de FILIGRANES nous avions eu ce débat sur les critères. Lorsqu’il y avait des numéros « problématiques », on jaugeait par rapport à cette problématique. C’était un critère. Dans « Sur les pas du palimpseste » par exemple, c’était le jeu, la rencontre entre un texte et d’autres. On essayait d’évaluer cette créativité qui passait par un certain nombre de règles. Sur les numéros « thématiques », j’avais beaucoup plus de difficultés à élaborer des critères. Cela appelait un autre type de réflexion. Il me semble que vous êtes allés dans cette direction.

MN – Aujourd’hui, c’est en terme de responsabilité éditoriale que nous posons la question. Un éditeur ne publie pas un texte, un livre uniquement sur la « qualité intrinsèque » du texte (à supposer que cela existe), mais aussi parce qu’il est dans un réseau de relations et qu’il fait des choix.

OZN – Celui ou celle qui se voit publié(e) dans plusieurs numéros et donc dans différents contextes où les textes s’appellent, se répondent, se mettent en valeur les uns les autres, est renvoyé(e) en tant que sujet, au delà de la satisfaction narcissique, à sa propre écriture. Le danger serait de vouloir trop coller au thème au détriment de l’exploration de la problématique par l’écriture. Même si le thème « imposé » nous contraint à sortir de nos territoires. L’imaginaire suppose l’échange, ce n’est pas une affaire strictement individuelle. Il a besoin de lieux pour se travailler. Connaître la mise à l’épreuve de la socialisation enrichit le rapport de chacun à l’imaginaire. Je voudrais ici insister sur le montage. Bien qu’une revue se lise rarement de façon linéaire, nous ne publions pas les textes dans n’importe quel ordre. Il y a une logique du montage. Nous cherchons, travail invisible mais important, à rendre possible des parcours de lecture. D’où ces compagnonnages imposés qui surprennent parfois les auteurs eux-mêmes. Textes en écho, en résonance, en dissonance.

 

Défendez-vous une théorie de l’écriture
dans FILIGRANES ?

AB – Je ne vais pas reprendre le fameux débat, mais pourquoi pas? A travers la lecture que je fais de Ponge, ce qui me requiert et m’intéresse, c’est le fait que soit un des rares poètes qui marie poésie et réflexion dans ses partis pris d’écriture. C’est cette espèce de conjonction originale inouïe, qui me passionne chez lui. Une revue qui se donne pour tâche de publier des textes reçus de personnes inconnues et qui sollicite l’explicitation des partis pris d’écriture, cela me paraît très fécond.

MN – Dans l’éditorial, mais aussi dans « Cursives », se formule quelque chose d’une théorie de l’écriture. Je cite par exemple l’éditorial du n°26: « Est sage celui qui écrit, témoin de l’absurde qui advient en lui et hors de lui, qui le défie. L’écriture alors soutient l’exploration, se fait raison, permet la maîtrise provisoire de situations qui font énigme, devient protection contre tous les surgissements d’images, les désastres magiquement éloignés pour un temps, le sens de l’histoire retrouvé après avoir été perdu. » Cette réflexion s’énonce moins sous forme didactique que poétique. Si l’on relisait les éditos, on y repèrerait les fils conducteurs d’une théorie qui existe, mais ne s’affirme pas dans les formes habituelles d’une théorie. Ecrire de la théorie aujourd’hui est plus difficile qu’il y a dix ans. Un certain esprit de système qui prévalait a été battu en brèche dans beaucoup de domaines. Il y a moins de certitudes, et c’est un enjeu de l’écriture actuelle que de retrouver les voies d’une écriture théorique qui ne soit pas une écriture de système.

OZN – En fait, l’exigence d’André, de prise de distance, d’un métalangage sur le texte, nous a beaucoup aidés. Ceux qui fréquentent les séminaires à l’heure actuelle savent que nous y consacrons beaucoup de temps, même si nous ne publions qu’une partie de cette réflexion, soucieux que le discours n’annule pas ce qui essaie de sourdre de la vie.

AB – Je ne voudrais pas qu’on « accuse » trop les positions, qu’on se contente de dire : « d’un côté, il y a les didactiques, les enseignants, les laborieux qui mettent en place un discours théorique, pesant, et de l’autre, il y a les poètes, légers… etc. » Il pourrait être intéressant de trouver un discours qui fasse un peu trembler cette différence entre le « théorique » et le « scriptural », entre le « textuel » et le « métatextuel ».