« Rejouer le monde »
« Dans le miroir des mythes » vol 3 (2017)
« L’enfant avait placé une vaste caisse au milieu de la chambre et, depuis quelques heures déjà, il naviguait ainsi, brassant le vide, dévisageant l’horizon enfui dans le mur, le tapis figurant l’océan, la caisse un voilier de fort tonnage. Vers six heures, comme chaque soir à cette heure, le père rentra du travail. Il pénétra dans le salon, il eut le temps de désapprouver l’idée de son fils, il atteignit à cet instant le tapis, coula à pic et se noya. »
Jacques Sternberg, Contes froids
Enfants déjà, nous inventions des mondes. Nous construisions des routes, nous soulevions les montagnes. « Tu serais la marchande, je serais le client ». Bien plus que des paroles, c’étaient des univers à explorer, un « mentir-vrai » de résistance (déjà !) au sérieux des parents. C’étaient nos affaires, motus et bouche cousue. Nous les savions éphémères et qu’importe. C’était sérieux car c’était du jeu.
Plus tard, écoutant les poètes, comme toi lecteur, confiné dans la chambre, je m’en allais sur les routes et du rêve faisais mon chemin :
Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! Là ! Là ! Que d’amours splendides j’ai rêvées ! (1)
Nous voici adultes à notre tour. Le temps nous taraude. La pluralité des mondes nous poursuit. Lourde est notre pensée. Sur nos épaules, tant de fatalismes accumulés : « que tout change, pour que rien ne change » (2). Une sourde mélancolie.
L’avenir nous serait-il décidément barré, mais en quel nom ? Au prétexte des apories du passé ? Au motif de la promesse d’une jouissance sans fin dans un présent devenu indéfini ? Tout ne serait-t-il que recommencement, boucle rebouclée sur elle-même tandis qu’impassibles les pierres indolentes s’usent (3) ?
N’en croyons rien. Retrouvons l’enfant. Rejouons. Distrayons-nous. Égarons-nous. Retournons la peau du destin. Roulons la pierre jusqu’au sommet. Métamorphosons-nous, une fois, deux fois, dix fois par jour s’il le faut. Passons commandes aux Dieux. Parlons aux fantômes. Désaltérons nos cœurs assoiffés. Racontons nos exploits, nos chevauchées, nos amours, nos guerres. Réparons les erreurs. Refaisons nos vies. Redevenons novices. Vivons notre nuit. Pourquoi pas ?
Viendra peut-être le moment où, fatigués, de tout cela nous nous détournerons. Traumatique fort / da (4) ! N’avions-nous d’autre choix que de dévider la pelote, nous condamnant à la rembobiner sans fin ?
Alors, cassons le fil. Du cycle des réincarnations naîtra peut-être l’heure de l’écriture réinventée. Alors, nous conviendrons que l’écart, c’est la richesse. Que la nuance est notre chance. Le pas de côté, ce qui nous signe. Si d’aventure ce secret nous le gardions par devers nous, il te reviendra alors, lecteur, passant de page en page, à en imaginer le pointillé.
Mais lassé, un jour tu finiras par poser le livre, nous le savons.
Ton propre jeu tu voudras alors inventer ! Voici le tapis. Retournes-y, mais attention, sois prudent, six heures sonnent déjà…
Filigranes (M.N.mars 2018)
(1) Rimbaud, Ma bohême.
(2) Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le guépard
(3) Odette Neumayer, Tapis de la mémoire (Filigranes 76)
(4) Compulsion de répétition, notion élaborée par Freud et souvent associée à la pulsion de mort.
Graphismes
(c) Colette Leonetti
Sommaire
Éditorial 3
SI C’ÉTAIT À REFAIRE
Simone ALI-RARAM Revival
Melanie NOESEN Weisst du ?
Claude OLLIVE Laves célestes
Anne-Marie SUIRE Que n’avons-nous
Anne-Marie SOUFFLET Lettre ouverte à Dieu
Nicole DIGIER Metanoïa
Roland VASCHALDE Aller Venir Rester
Marie-Christiane RAYGOT Dans le grand beau temps
SI L’UN EST L’AUTRE
Marie-Noëlle HOPITAL Feu follet du palais
Claude BARRÈRE Iconostase du GILLES
Christian CASTRY Construire pour comprendre
Jeannine ANZIANI Pan !
Natalie RASSON Les errants
Michèle MONTE Grains de grenade
CURSIVES
« Anne Chiummo, artiste mime »
Un entretien autour de « Argia », spectacle en trois tableaux.Lire l’entretien…
FAIRE, DÉFAIRE
Michel NEUMAYER Dis-moi, quel est ton nom
Jean-Jacques MAREDI Pour parler de ces vies…
Annie CHRISTAU Sisyphe sur mer
Valère KALETKA La balle bleue
Sylvie AZEMA-PROLONGE Melinos (suite 3)
Jean-Charles PAILLET Va, tu peux tisser tes larmes
Chantal BLANC Méli-Mémythes
Irène PHILIPPIN Terre
D’UN BOUT À L’AUTRE, LA VIE
Arlette ANAVE Troisième âge
Stéphanie CERDEIRA L’entrelacs des brins
Paul FENOULT Sur les décombres…
Didier BAZILE Nourriture
Xavier LAINÈ Il ne faut pas …
Noëlle De Smet Brouillages et frémissements
Chantal ARAKEL Le fil de la vie
Teresa ASSUDE Éclat de sève
Graphismes
(c) Colette Leonetti