Fili 115 « Lié / délié » – (Résistances – vol 2 – 2024)


Lié, délié

Edito

Demain s’ancre au cœur d’aujourd’hui, comme une certitude que rien ne peut dessoucher, puisque je le dis, puisque je l’affirme, assène le poète 1. L’on s’autorise parfois la lassitude, du bout des lèvres : comment ne pas s’avouer que la tyrannie du passé et de notre temps nous accable ? Durant cet instant suspendu, aveuglés de réel, il nous arrive de fermer les yeux, de baisser les bras, de courber le dos… et pour l’arrondir encore mieux afin que glisse la vague du désespoir, nous nous campons sur nos deux jambes. Une fois encore, au moins, on lui a échappé, même si on reste silencieux et désenchantés, attendant le jour où nous reprendrons notre recherche : ensemble nous gratterons, creuserons, enfouirons une graine (est-ce elle, enfin ?) de laquelle s’exprimera notre indéracinable aspiration à la paix, celle d’un monde solidaire. D’autant plus vive que nourrie du heurt des jours. Sans plus de haine. Ainsi résistons-nous, cahin-caha, en dépit des épreuves.

Les mots bleus, couleur d’orange ou arc-en-ciel, nous les portons aussi sans chichis comme bijoux ou chouchous. Tout simplement ils disent au quotidien notre présence au monde, ils nous disent reliés à nos rêves et à nos douleurs… qui chantent à nos boutonnières, tissés du fil qu’on abrite si soigneusement au creux de soi. Ne cherchez pas les héros, les éclats de rires et de larmes sont de simples touches de couleur sur fond de vertige. Les mots sortent de

nos gorges comme collier de crapauds et serpents ou comme collier de roses, perles et diamants selon qu’ils cognent tout bouillants ou qu’ils caressent, inattendus, émergés des eaux inexplorées de soi 2 . À laisser couler, à dompter, à cultiver. Les mots deviennent matières. à tisser, à sculpter et à chanter, comme le plein révèle le vide, comme la forme révèle le manque. Ça souffle enfin, de faire on entrevoit un possible jeu : arrimé aux mots comme à une corde à nœuds, on remonterait à la surface de sa vie, créateur.

Voyez aussi, les mots nous tiennent droit, nous assurent quand nous les lisons clairs sur le corps de ceux que nous croisons et dont la langue déliée reflète nos désirs, nos joies, nos doutes. S’ouvre alors un espace de reconnaissance où reprendre corps, avancer plus fluide de se découvrir dans les nuances des mots des autres. Cet au-delà de soi, chêne ou roseau, source ou volcan, animal fauve ou apprivoisé, nous pousse au vivant de la rencontre pour explorer tous les possibles : je peux changer en échangeant avec l’autre, sans me perdre pourtant ni me dénaturer 3. Dans l’orchestre du monde, on s’élance pour rester vivant, parce qu’on fait partie de l’Histoire, quoi qu’on en veuille. Comme tous les autres, avec les autres, chacun joue sa partition. Au-delà de Babel, notre pari toujours renouvelé de faire relation 3.

Monique D’Amore

1.« Et un sourire », Paul Éluard, Le Phénix.
2.« Les Fées », Charles Perrault.
3.Poétique de la relation, Édouard Glissant. On peut lire pour découvrir l’article de Muriel Rosemberg disponible sur le portail Cairn : https://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2016-4-page-321.htm

 

 

Sommaire

Monique D’Amore / Éditorial

 

Et pourtant
Marie-Christiane Raygot Au fond des choses
Gislaine Ariey Tâtonnements
Fanny Le Rouhet Quatre syllabes
Agnès Petit Acharnement
Jean-Jacques Maredi Scripta manent
Annie Christau Dénouer
Teresa Assude Au-delà
Jacqueline L’Hévéder Valse du temps qui passe
Gaël Tissot Exil

Cursives   Écrire entre les lignes : Hommage à Marie-Christiane Raygot

Territoires de l’intime (Michèle Monte)
Les textes de Marie-Christiane Raygot ouvrent des contrées étranges dans une filiation évidente avec le surréalisme. Ils ont la force de l’évidence mais témoignent de la fragilité d’un être au monde conscient de l’instabilité de toute chose. Énonçant avec le plus grand naturel des affirmations tout à fait déconcertantes, ils nous font entrer dans un monde où les sensations concrètes et les affects les plus vifs s’emparent du ciel, de la nuit, du rivage autant que de ceux et celles qui les écoutent et regardent. Les habitant·es de ce monde sont des êtres animés d’une grande soif et d’une faim écarquillée, des êtres qui mordent dans les expériences à pleines dents et s’élancent avec ardeur vers le jour, mais qui se heurtent aussi à des verrous, et se sentent souvent bâillonnés.
Poésie tout en éclats, tenue par un syntaxe simple.
Phrases verbales bien charpentées et pourtant mystérieuses –la bande de terre que découd la fenêtre est étroite –, phrases nominales qui ouvrent le regard en début de poème – la cuisine eau dormante –, groupes participiaux qui relancent le texte – et moi pouvant aller partout.
Une structure souvent se répète, qui fait l’unité du poème au-delà de l’éparpillement des images.
Le tu du compagnon et le nous ou le on plus larges apparaissent parfois, mais c’est surtout en je que se dit l’expérience,
un je très peu personnel qui surgit du poème plus qu’il ne le précède.
Les poèmes de Marie-Christiane Raygot s’affrontent au temps qui passe, au sentiment de perte, lancinant après le départ du compagnon de toute une vie, mais ils nous replongent aussi dans un passé redevenu présent. Les sensations y sont moins remémorées que rappelées et revécues dans leur fraicheur intacte et violente.
À les lire, on se sent plus vivant : le vent aux bras nus emmêle nos cheveux, notre peau a gardé le gout de la mer emportée demi-nue contre soi, la terre lestée d’insectes nous emporte dans sa ronde immobile. Oui, même si la douleur parfois nous consume, même si la vie est en vrac et parfois rebrousse chemin dans un éboulis de mémoire, on peut toujours applaudir chaque soir/ devant le rideau bleu nuit/ les géraniums cracheurs de feu.

Les passages en italiques sont extraits de
Mélancolies du sablier / Mémoire, tes
yeux se ferment / Hier à voix basse.

 

Lire Cursives
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Matière à tisser
Xavier Lainé Enchainé/Déchainé
Chantal Arakel Au fil de la ligne
Pascale Lassablière Textile
Jeannine Anziani Les dieux s’amusent parfois
Arlette Anave Le temps retrouvé
Michèle Monte Hamadryade
Paul Fenoult Sourde oreille
Gervaise Ferron-Leroy Moteur ! on tourne !
Michel Neumayer Les gabelous
Natalie Rasson Tissé de cheveux et de larmes
Roselyne Milani-Mariano Extase

Le pari
Laure-Anne Fillias-Bensussan D’îles et de nous
Marie-Noëlle Hopital Réfractaire
Christophe Forgeot À la lisière
Andreea Teodora Clurerescu Wenn die Seele brennt
Chantal G. Blanc Jouer vivant, si possible
Tristan Petit La source
Liliane Bonnetaud La chanson d’un oiseau
Lecarm Sonnet
Joël Saintiphat Rêve d’espoir

 

Photographies /
Pascale Anziani
La légèreté en simultané (Couverture)
Rébus
Capillaire
Végétal

Découvrir le travail de Pascale Anziani
Voir https://www.artsurimage.com/
https://sunfreckle.blogspot.com/
https://www.instagram.com/pascaleanziani

 

Mise en page
Gislaine Ariey