Paru dans Cursives N°58
Filigranes a rencontré Karyne Wattiaux, conseillère pédagogique en alphabétisation, animatrice d’ateliers d’écriture et écrivain et Mariska Forrest, plasticienne. Elles évoquent ici leur utopie des mercredis soir : un étonnant projet d’écriture dans lequel un public mixte de « lettrés » et « d’illettrés » écrit et produit plastiquement et finit par publier une dizaine de livres… Un projet dont le récit et l’analyse nous éclairent sur la fertilité du principe de coopération et nous invitent à inscrire la création dans le long temps du partage.
Commençons par la fin. Vous arrivez au terme d’un projet de cinq ans et demi.
Karyne Wattiaux : Oui, c’est une boucle qui se referme sur une suite de petits projets qui n’en forment qu’un : mettre en œuvre des projets collectifs tout en permettant à chacun d’expérimenter et d’acquérir des savoir faire tant artistiques que solidaires. Au début du projet, nous ne savions pas que nous étions au commencement d’aventures multiples qui nous conduiraient jusqu’à aujourd’hui. Durant toutes ces années, nous nous sommes arrêtés tous les trois à six mois. C’est lors de ces bilans qu’ensemble, nous décidions de poursuivre ou pas et si oui sur quelles bases de travail. Ces moments permettent à chacun de se repositionner par rapport à ce qu’il a produit, ce qui a eu lieu. De repartir vers d’autres possibles décidés ensemble.
Ce petit peuple de l’utopie
qui gravite autour du projet
Filigranes : Qui participe à ce groupe ?
Karyne Wattiaux: Il y a d’abord des participants, des « auteurs ». Nous les nommons ainsi car, arrivés au terme du projet, leur travail est édité. Il y a ensuite « les intervenants », des écrivains, Mariska qui est plasticienne et moi-même. Revenons aux « auteurs » : ce sont d’une part des gens lettrés, certains avaient déjà à leur acquis quelques recherches personnelles en écriture ou en arts plastiques mais c’est plutôt l’exception. La plupart des lettrés sont venus par le bouche à oreille, simplement curieux d’essayer quelque chose qu’ils n’avaient jamais fait. Et puis, des illettrés, qui au début avaient d’énormes difficultés pour écrire.
Filigranes : Ils ne sont pas venus tout seuls !!!
Karyne Wattiaux: Les illettrés sont venus parce qu’ils avaient goûté à l’écriture lors d’ateliers que j’animais dans un centre d’alphabétisation. Et notre invitation aux premiers ateliers déposée dans les petits commerces du quartier précisait que c’était gratuit, sans obligation de maîtriser l’orthographe, d’avoir des idées, des choses à écrire.
Aux lettrés qui se sont présentés, nous avons immédiatement précisé qu’ils travailleraient avec des illettrés et réciproquement. Pour un illettré, rencontrer des gens qui ont tout un passé par rapport à la chose écrite, c’est à haut risque. Aux lettrés je disais : attention vous serez dans un atelier et pas dans un salon, vous n’aurez pas le temps de discuter de leurs œuvres avec les écrivains. Certaines personnes lettrées me disaient, oh mais vous savez, je ne suis pas « lettrée », je lis et j’écris sans plus. Bref, j’attirais toujours l’attention sur les difficultés que les uns et les autres allaient rencontrer. Chaque personne – intervenants inclus – a vite compris qu’elle ne serait pas dans un ronron quotidien, qu’elle serait confrontée, d’une manière ou d’une autre à de l’extra-ordinaire, à de l’altérité. Toutes reconnaissent d’ailleurs aujourd’hui que c’est bien ce qui s’est passé.
L’enchantement ou l’utopie de nos mercredis soir, c’est que ces personnes – une douzaine – qui habitent un même quartier de Bruxelles et qui ne s’étaient jamais rencontrées auparavant, travaillent ensemble dans la durée. Même celles qui, pour différentes raisons, ont quitté le projet, repassent et demandent des nouvelles. Elles font partie de ce petit peuple de l’utopie qui gravite autour du projet, chose que nous n’imagions pas au début. Ces gens viennent parce que le désir d’écrire, de produire des arts plastiques et de mener à bien un projet est plus fort que la fatigue, le mauvais temps ou les obligations. Nous avons réussi à défendre la gratuité pour tous et à être en grande partie subsidiés. Nous ne voulions pas que l’argent empêche certains de venir et en obligent d’autres au nom du « j’ai payé alors, je dois y aller ». Simplement, les personnes désirent venir et savent qu’il est important que chacun soit là.
Filigranes : Combien de personnes avez-vous touchées depuis le début ?
Karyne Wattiaux: Tous participants cumulés, nous arrivons à une trentaine de personnes de 18 à 76 ans ! C’est donc aussi un mélange intergénérationnel !
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Créations croisées
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